La Sardaigne où je fais pour la troisième année une saison de tonte d’un mois est une des régions les plus pauvres de l’Italie. L’île est de quatre fois la taille de la Corse voisine peuplée de 1,5 millions d’habitants pour trois millions de brebis laitières.
Les Sardes sont généreux, irréductibles et accueillants. De tous les temps les envahisseurs n’ont jamais colonisé que les côtes et l’intérieur du pays est toujours resté insoumis. Même de nos jours, les touristes restent pour la majorité sur la côte.
Nous arrivons par bateau à Porto Torres, et le premier jour nous traversons l’île pour arriver à Vallermosa où nous resterons une grande partie de notre séjour. Rien que ce premier contact est dépaysant. L’autoroute qui traverse le pays est dans un état lamentable, nous ne risquons pas de faire des excès de vitesse ! Notre équipe compte cinq tondeurs, des français, et nous avons l’habitude de nous arrêter à un petit resto au bord de l’autoroute pour bien nous mettre dans l’ambiance du pays : des mets succulents, des vins extraordinaires, et la bière du pays.
Le travail est dur : il faut se lever à l’aube, et à une heure de l’après-midi le troupeau de cinq à neuf cent brebis doit être tondu. Les sardes deviennent très impatients quand on dépasse l’heure de la soupe. Et quelle soupe ! Il y a un festin après la tonte annuelle et les femmes ont passé du temps en cuisine. Les entrées, la pasta, les légumes, trois viandes, vins et desserts. Et si l’assiette est vide on la remplit aussitôt, ainsi que le verre. C’est encore un travail dur de résister à toute cette mangeaille quand l’après-midi il faut repartir tondre, se plier en deux.
Au cours de ces repas on remarque, qu’il y a des gens qui sont venus surtout pour bien manger, et à les regarder faire, on a l’impression qu’ils ne mangent pas toujours à leur faim. Ils sont souvent employés comme journaliers pour un tout petit salaire, où alors ils ont la chance d’être employés comme trayeur. Je pense que c’est cette pauvreté les rend solidaires entre eux, fatalistes aussi.
C’est révoltant de voir la pauvreté des gens, puis la qualité de leur productions. La mondialisation absorbe tout ça à petit prix. Mais il est difficile d’imaginer une vente en direct, le grand handicap étant l’île. Le lait qui est produit ne peut partir dans la consommation locale, et même les touristes en été ne suffiraient pas. Toutefois il existe des coopératives qui produisent du fromage et le vendent sur le continent ensuite. Mais on me dit que les sardes ne sont pas assez coopératifs entre eux, ils ont des difficultés de s’unir pour transformer leur richesses, puis l’exporter et garder le revenu multiplié dans leur poche. Comme partout c’est l’unité qui fait la force!!
Mais tout cela ne reste que des considérations vu de l’extérieur. Même en passant beaucoup de temps dans les fermes et avec les bergers, on sent toujours une barrière: la langue, que je ne maitrise pas très bien, mais aussi le fait que je suis une femme dans un univers d’hommes, et que de toutes façons les sardes ont une réserve pour tout ce qui vient de l’extérieur, et ils ont bien raison. Mais je peux voir la dureté du climat, j’ai du respect pour ceux qui font de l’agriculture dans ces conditions, et je peux voir le travail bien fait. Leur système social commence à bouger, je vois des femmes apparaître dans les bergeries, elles commencent à ma demander si c’est dur de tondre, etc.
Et puis il y eu ce soir où on a rencontré une famille africaine, tout juste sortie de leur rafiot et sauvé pour l’instant. Des petits enfants qui dormaient d’épuisement, et un bébé que j’ai eu la chance de tenir dans mes bras. C’était un moment très émouvant pour moi.
Les gens venus d’Afrique par bateau, souvent repêchés in extrémis, passent pour beaucoup par la Sardaigne. Ils sont assez mal accueillis, chose compréhensible vu la pauvreté et le chômage de la population locale. Mais quand on les rencontre directement, quand on lit le vague à l’âme sur leur visages, qu’on essaye d’imaginer ce qu’ils ont pu vivre sans y parvenir, on se sent confronté, impuissant, à un des drames de l’humanité.